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PREMIÈRE LOGE – UN RIGOLETTO « COUP DE POING »

PREMIÈRE LOGE – Stéphane Lelièvre

« Porté par la direction haletante de Jérémie Rhorer, Rigoletto triomphe à La Côte-Saint-André

Débarrassée de certaines (mauvaises) habitudes interprétatives, la partition de Verdi retrouve une noirceur et une tension dramatique étonnantes. Le public adhère et fait un triomphe aux interprètes !

Ce vendredi 26 octobre, c’est une salle debout qui, après quelque deux heures trente de musique écoutée avec une attention quasi religieuse,  salue par une immense ovation le Rigoletto proposé par le Festival de la Côte Saint-André.

Les principaux artisans de ce triomphe ? Le Cercle de l’Harmonie, le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz-Isère et leur chef Jérémie Rhorer, qui ont proposé du chef-d’œuvre verdien une lecture en tout point étonnante. Leur premier mérite consiste tout simplement à rappeler que Rigoletto est un pur chef-d’œuvre d’efficacité dramatique et musicale, empreint d’une noirceur et d’une violence qui en font le très digne héritier du Roi s’amuse, l’un des drames les plus sombres de Hugo.

Nous connaissons (ou croyons connaître) tellement bien ce premier opéra de la fameuse trilogie verdienne… que nous avions presque fini par l’oublier ! Sans compter des décennies d’interprétations superficielles réduisant l’œuvre à une succession de ritournelles faciles servant de faire-valoir à des interprètes en quête d’exploits vocaux… Rien de tel ici. Dès le prélude, sombre, menaçant, hautement tragique, le drame vous empoigne et ne vous lâche plus, jusqu’à l’implacable catastrophe finale : un trio de la tempête qui scotche littéralement les spectateurs sur leur siège, le meurtre sordide de Gilda, le cri déchirant d’un père anéanti… Ce voyage à travers les méandres les plus noirs de l’âme humaine aura à peine été éclairé, très fugacement, par deux ou trois trouées lumineuses : le « Veglia, o donna », le « Caro nome »… Même le premier tableau, celui de la fête à la cour du duc, met mal à l’aise : rarement la musique dévolue à la banda aura à ce point exprimé la futilité et l’inquiétante décadence qui règnent chez les courtisans. Si toutes les reprises, quasi toujours coupées – y compris sur les plus grandes scènes lyriques du monde -, sont enfin rétablies, l’œuvre se trouve débarrassée de diverses fioritures qui la défigurent trop souvent. Ainsi n’entendra-t-on aucun aigu extrapolé, aucun rallentando, aucun des points d’orgue habituels dans le « Questa o quella » du duc. Seules concessions accordées aux chanteurs, quelques aigus imposés par la tradition (à la fin du duo de la vengeance par exemple, ou de « La donna è mobile »), mais ils sont tenus sans ostentation et s’intègrent naturellement à la ligne musicale : à l’hédonisme vocal fait place la rigueur musicale et, partant, la vérité dramatique. Rappelons enfin que, comme pour la Traviata donnée au Théâtre des Champs-Élysées en 2018, Jérémie Rhorer a choisi de revenir au diapason original souhaité par Verdi.

Jérémie Rhorer, pour autant, ne livre pas une lecture uniformément noire et brutale de l’œuvre, loin de là : il laisse s’épancher librement le lyrisme des pages amoureuses, ou le pathétisme des plaintes de Gilda (« Tutte le feste ») ou de son père (« Miei signori, perdono »…), assurant par de saisissants effets de contraste la tension dramatique de l’œuvre. Un exemple parmi tant d’autres : le chant douloureux de Rigoletto (« Non morire, mio tesoro, pietade ! ») soutenu par la ligne intensément lyrique des cordes, succédant à l’accompagnement éthéré, irréel, quasi désincarné des violons alors que Gilda expire (« Lassù in cielo, vicina alla madre »). Mille autre détails seraient à souligner (les lignes du violoncelle, inhabituellement sèches et nerveuses pendant le « Miei signori, perdono, pietate ! », traduisant l’angoisse et la nervosité du bouffon, le lyrisme de sa plainte étant quant à lui souligné par le cor anglais ; l’accompagnement à la fois grinçant et inquiétant du duo entre Sparafucile et Rigoletto au premier acte, … ). La richesse de cette interprétation ne saurait pour autant se réduire à une simple succession de détails intéressants : encore une fois, elle réside principalement dans la grande cohérence qui la sous-tend, qui redonne au chef-d’œuvre verdien toute son urgence dramatique… et qui nous fait regretter qu’une captation audio du concert n’ait pas été prévue ! »

Le Cercle de l'Harmonie